Comment la France soigne ses clandestins
Plus
de 200 000 étrangers en situation irrégulière bénéficient de l’aide
médicale de l’État. Un système dont le coût (600 millions d’euros) est
encore alourdi par les fraudes.
C’est une “erreur”, comme on en découvre souvent quand on
s’intéresse à la Sécurité sociale. Elle concerne l’aide médicale d’État
(AME) mise en place pour soigner les immigrés clandestins résidant sur
le territoire français. C’est Bernard Debré, député de Paris, qui l’a
révélée : en vertu d’une circulaire de la caisse primaire d’assurance
maladie de Paris (CPAM), les bénéficiaires de l’AME pouvaient exiger
les médicaments de marque au lieu des génériques proposés par les
pharmaciens, sans faire aucune avance de frais. Les sans-papiers
étaient donc mieux traités que les assurés français ou étrangers en
situation régulière, qui ne bénéficient du tiers payant que sur les
médicaments génériques.
Cette anomalie, finalement corrigée par la CPAM, est symbolique d’un
système totalement dérogatoire au droit commun : l’aide médicale de
l’État, créée par Lionel Jospin et Martine Aubry en 1999. Pas de carte
Vitale, pas de médecin traitant, pas de ticket modérateur, pas d’avance
de frais pour les soins médicaux et dentaires, pas de forfait
journalier à l’hôpital, pas de participation forfaitaire sur les
médicaments ni de franchise médicale sur les transports sanitaires…
L’État dispense les clandestins des contraintes, toujours plus
nombreuses, qu’il fait peser sur les autres patients. La Sécu les prend
en charge à 100 % sous trois conditions : justifier de leur identité,
résider en France depuis trois mois et disposer de ressources
inférieures à un plafond (661 euros par mois pour un célibataire).
La droite n’en conteste pas le principe. L’AME répond à des considérations « éthiques et sanitaires »,
écrivait Claude Goasguen (UMP) dans un rapport publié l’an dernier. Le
devoir d’humanité commande de soigner un homme malade et l’intérêt de
tous est d’éviter la propagation de maladies contagieuses. « Encore peut-on se demander si les crédits destinés à l’AME ne seraient pas mieux employés dans le cadre de la coopération », note le député UMP des Bouches-du-Rhône, Dominique Tian, auteur d’un rapport remarqué sur les fraudes sociales.
Beaucoup s’alarment en revanche des abus liés à l’AME, favorisés par
la générosité d’un dispositif mal contrôlé – d’autant plus que le PS
vient d’abroger les quelques mesures que la droite avait votées pour
limiter ces dérives, notamment un droit d’entrée de 30 euros. Le
candidat Hollande l’avait promis aux associations d’aide aux
sans-papiers. « En supprimant les restrictions que nous avions instaurées en 2011, la gauche a fait de l’idéologie pure »,
s’insurge Claude Goasguen. Le député de Paris vient de rédiger, avec
Christian Jacob, une proposition de loi limitant l’aide médicale d’État
aux soins relevant de l’urgence et de la prophylaxie, sauf pour les
enfants et les femmes enceintes. Mais la gauche préfère maintenir en
l’état un système dont le coût est encore alourdi par les fraudes et les
trafics.
UN DISPOSITIF TRÈS COÛTEUX
Le nombre d’étrangers bénéficiant de l’aide médicale de l’État a
triplé en douze ans : 73 000 en 2000, environ 220 000 aujourd’hui. La
moitié vit à Paris et en Seine-Saint-Denis. Ce nombre a diminué pour la
première fois l’an dernier, la droite ayant ôté aux associations le
droit d’instruire les demandes d’AME. Il devrait repartir à la hausse
cette année.
Les crédits consacrés à l’AME par l’État ont augmenté plus vite
encore que le nombre de ses bénéficiaires : 75 millions d’euros en
2000, 588 millions en 2012. « C’est un effort considérable »,
soulignait Roselyne Bachelot l’an dernier – et pourtant insuffisant !
Votés chaque année par le Parlement, ces crédits sont régulièrement
sous-évalués. L’État, qui est censé rembourser à la Sécurité sociale les
dépenses liées à l’AME, a donc contracté une dette colossale vis-à-vis
de la Sécurité sociale : 920 millions d’euros à la fin de l’année 2006
(remboursés en 2007), puis 278 millions en 2008 et encore 83 millions
fin 2010 ! Les crédits de cette année seront encore insuffisants.
L’inspection générale des Affaires sociales (Igas) avait estimé le coût
de l’AME à 640 millions d’euros en 2011 : 2 900 euros en moyenne par
immigré clandestin.
Plusieurs rapports ont souligné la responsabilité des hôpitaux
publics dans ce dérapage des dépenses. Curieusement, les patients
bénéficiant de l’AME ne sont pas soumis au système de la tarification à
l’activité (T2A), comme les autres assurés : les hôpitaux facturent
les soins qu’ils leur prodiguent sur la base d’un tarif spécifique – et
surtout plus élevé ! Une façon pour les établissements déficitaires de
se procurer un surcroît de recettes grâce aux titulaires de l’AME,
dont ils prolongent volontiers le séjour. Acquitté par l’État, le
surcoût lié à cette différence de tarifs atteint, au bas mot, 150
millions d’euros : 25 % du coût annuel de l’AME ! En 2010, Dominique
Tian avait tenté d’obtenir que les hôpitaux appliquent la T2A aux
bénéficiaires de l’AME. Le gouvernement Fillon avait prudemment opté
pour une réforme moins ambitieuse, tenant compte des spécificités de
ces patients « et surtout des intérêts des hôpitaux ! », précise avec malice un haut fonctionnaire des Affaires sociales.
Dominique Tian avait en revanche obtenu que le “panier de soins”
auquel ont accès les titulaires de l’AME soit défini plus strictement
pour éviter certains abus, comme celui que révélait le professeur
Lantiéri dans l’Express en septembre 2010 : un patient égyptien,
qui avait eu le doigt coupé bien avant d’arriver en France, lui
demandait une opération de reconstruction consistant à prélever un
orteil pour remplacer le doigt manquant. « En réalité, ce monsieur
s’était d’abord rendu en Allemagne, mais il jugeait bien trop élevée la
facture qu’on lui avait présentée là-bas. Une fois en France, il avait
obtenu l’AME et il estimait avoir droit à l’opération ! »
L’Igas et l’inspection générale des Finances signalent d’autres abus dans un rapport de 2010 : «
À Paris, 22 bénéficiaires de l’AME ont eu des facturations d’actes au
titre de l’assistance médicale à la procréation. Le total des dépenses
enregistrées pour 21 d’entre elles s’élevait en 2009 à plus de 99 000
euros. » Deux des bénéficiaires « avaient dépassé l’âge de 43 ans au moment de la réalisation de l’acte », alors que la Sécurité sociale ne rembourse pas ces actes au-delà de 42 ans.
En octobre 2011, le gouvernement Fillon avait donc pris un décret
pour exclure la procréation médicalement assistée et les cures
thermales de l’aide médicale de l’État. Ce texte soumettait aussi la
prise en charge des soins hospitaliers coûteux (plus de 15 000 euros) à
l’agrément préalable de l’Assurance maladie. Non sans raison : les
dépenses hospitalières représentent environ les trois quarts de la
dépense de soins liés à l’AME. Elles se concentrent sur un petit nombre
de patients : « En 2009, à Paris, 439 personnes ont consommé 45,4 millions d’euros de soins », signalait Roselyne Bachelot en 2010.
Mais la gauche a supprimé l’agrément préalable en même temps que le droit d’accès de 30 euros. « Irresponsable ! », s’exclame Dominique Tian, qui dénonce les injustices liées à ce système : «
Un travailleur déclaré qui vit au niveau du seuil de pauvreté (950
euros de revenu mensuel) paie, directement ou indirectement, plus de 3
500 euros par an de charges, CSG et cotisations de mutuelle pour
bénéficier d’une couverture maladie équivalente à celle d’un étranger en
situation irrégulière pris en charge à 100 % gratuitement par l’AME, explique-t-il. Un système inégalitaire et absurde qui incite évidemment à la fraude… »
DES FRAUDES TROP NOMBREUSES
C’est un chiffre que l’on trouve en cherchant bien dans le dernier
“Rapport annuel de performance” des services publics : l’an dernier,
les contrôles effectués par l’Assurance maladie sur 7 % (seulement) des
bénéficiaires de l’AME ont révélé que 51 % d’entre eux avaient fait de
fausses déclarations de ressources. Fraude intentionnelle ou
conséquence d’une ignorance des textes ? Toujours est-il que le « taux de divergence » (selon l’expression pudique du rapport) entre les ressources déclarées et les revenus constatés est particulièrement élevé !
Jusqu’en 2010, la fraude était d’autant plus facile que
l’attestation AME n’était qu’un papier aisément falsifiable. Depuis deux
ans, ce document est progressivement remplacé par une carte avec
photo, dont le coût de fabrication avoisine 30 euros (d’où le montant
du droit d’accès fixé par la droite). La diffusion de cette carte n’a
pas mis fin aux fraudes, car les pièces fournies à l’appui de la
demande sont parfois douteuses. La Caisse nationale d’assurance maladie
précise encore sur son site que les demandeurs peuvent joindre à leur
dossier une déclaration sur l’honneur à défaut de fournir les
justificatifs de leurs ressources. Par ailleurs, l’Igas signalait en
2010 que les cartes de bénéficiaire de l’AME n’étaient pas récupérées
en cas de changement de statut (admission à la couverture maladie uni
verselle complémentaire, par exemple), « ce qui pourrait avoir pour conséquence le maintien en circulation de titres annulés et l’alimentation d’un trafic ».
Fraudes à l’admission mais aussi aux prestations. Elles seraient peu
nombreuses, affirme l’Igas. Il ressort pourtant de son rapport que 12 %
des fraudeurs détectés à Paris en 2009 bénéficiaient de l’AME, alors
qu’ils représentent seulement 4 % des personnes gérées par la CPAM. Ils
auraient donc fraudé trois fois plus que les assurés sociaux. « Les bénéficiaires de l’AME n’ont pas de carte Vitale, rappelle Dominique Tian. Certains
en profitent pour faire la tournée des pharmacies et récupérer en
grandes quantités, et gratuitement, des médicaments, parfois des
stupéfiants, qu’ils revendent ensuite, en France ou à l’étranger. »
Certains titulaires n’hésitent pas à prêter leur attestation
à des proches pour qu’ils bénéficient eux aussi de la gratuité des
soins. « Une patiente, bénéficiaire de l’AME, vient me demander de lui prescrire un examen en me disant qu’elle craint d’avoir le sida, raconte un médecin du Val-d’Oise. Un
laboratoire procède au test : positif. Quand je l’en informe, elle
m’avoue qu’elle avait agi pour le compte d’une amie qui, munie de mon
ordonnance, avait fait l’examen à sa place. Résultat : j’avais
involontairement violé le secret médical et j’ai dû prescrire à la
première patiente un autre test pour m’assurer qu’elle n’était pas
elle-même séropositive ! » Deux actes au lieu d’un, pris en charge par l’État.
« Rien n’est plus facile à falsifier qu’une ordonnance, ajoute un pharmacien parisien. On
voit souvent des prescriptions contradictoires, avec des produits liés
à des pathologies très différentes : un antiinflammatoire avec un
anti-épileptique, par exemple ». À la fraude s’ajoute alors un soupçon de trafic.
DES TRAFICS INADMISSIBLES
Cette fois, c’est un médecin généraliste du Val-de-Marne qui raconte l’anecdote : «
Il y a quelques mois, j’ai reçu dans mon cabinet une patiente,
d’origine africaine, qui m’a soumis une liste d’une cinquantaine de
médicaments et de pommades, la plupart contenant de la cortisone. J’ai
refusé de les lui prescrire, elle est partie. Renseignements pris, cette
patiente – qui bénéficiait de l’AME – avait fait le tour de dizaines
de confrères en quelques mois ! Les Africaines, explique-t-il, utilisent des crèmes à la cortisone pour s’éclaircir la peau. C’est très dangereux, mais le marché est florissant… »
Autre trafic rémunérateur, la revente de produits de
substitution à l’héroïne, comme le Subutex, assimilé depuis cette année
seulement à un produit stupéfiant. En 2007, la police avait démantelé
un important trafic à Paris : des médecins indélicats remplissaient des
ordonnances aux noms de malades bénéficiant de l’AME ou de la
couverture maladie universelle, dont les organisateurs du trafic
avaient dérobé les coordonnées sociales. Des pharmaciens complaisants
les approvisionnaient gratuitement et se faisaient rembourser par la
Sécurité sociale. Une officine aurait ainsi écoulé 12 000 boîtes de
Subutex en quelques mois ! Estimation du préjudice : entre 500 000 et un
million d’euros. Le trafic avait des ramifications internationales.
En 2010, l’Onu s’inquiétait encore de l’ampleur de ces détournements
dans le rapport annuel de l’OICS (Organe international de contrôle des
stupéfiants) : « L’abus de comprimés de buprénorphine [Subutex] acheminés
clandestinement en grandes quantités depuis la France continue d’être
une source de préoccupation dans les pays européens et dans d’autres
régions. » Selon l’Onu, 20 à 25 % du Subutex délivré en France était
détourné vers le marché illicite. Dans son rapport, l’Igas recensait
82 affaires de trafic de substituts à l’héroïne relevant d’une fraude à
l’AME, à Paris et en Seine-Saint-Denis, en 2009.
« La délivrance de Subutex fait désormais l’objet d’une ordonnance sécurisée, ce qui a permis de réduire la fraude »,
affirme un pharmacien de la Nièvre. Tout en précisant que d’autres
médicaments peuvent être détournés : des produits psychoactifs, des
corticoïdes, des antibiotiques…
En novembre 2010, un sondage Ifop pour Dimanche Ouest France avait
révélé que les Français souhaitaient majoritairement une réforme de
l’AME : 49 % pour la création d’un droit d’entrée, et même 31 % pour sa
suppression. La droite avait opté pour une remise en ordre préservant
le principe de soins, jugeant que le maintien de l’AME ne pourrait
s’accommoder d’un excès de dépenses. Interpellée sur ce sujet par
Dominique Tian à l’Assemblée, le 17 juillet, Marisol Touraine, ministre
des Affaires sociales et de la Santé, a préféré lui répondre que les
fraudes qu’il évoquait relevaient du « fantasme ».
Fabrice Madouas avec Cécile Picco
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire