lundi 16 juillet 2012

Pourquoi les journalistes sont de gauche ?

Où l’on voit qu’il est nécessaire à la Droite de reconquérir le terrain des idées au détriment de celui des sphères financières !

Par Fabrice Madouas

Une nouvelle étude le confirme : la majorité des journalistes penche à gauche. Enquête sur les fondements culturels de ce phénomène politique.


« On le subodorait. On le devinait à mille petits signes : les journalistes votent à gauche, sont de gauche et, naturellement, soutiennent la gauche. » Il faut avoir soit le goût de la provocation soit un certain courage pour être aussi catégorique sur un sujet aussi polémique. Fondateur de Reporters sans frontières (dont il a été secrétaire général jusqu’en 2008) et de la revue Médias, journaliste sur iTélé et Sud Radio, Robert Ménard ne manque ni de l’un ni de l’autre. Mais comme il sait qu’on ne peut briser un tabou sans s’exposer à la critique, il a pris soin de commander à l’institut Harris Interactive une enquête sur le vote de ses confrères – et des nôtres. Pas un sondage, car « cela coûte cher », admet-il dans l’entretien qu’il nous accorde, mais une consultation : « Il s’agissait d’interroger les journalistes présents sur Twitter », précise Jean- Daniel Lévy, directeur du département politique et opinion de Harris Inter active.

Cent cinq journalistes ont répondu à l’intégralité de cette enquête, publiée dans le dernier numéro de Médias. Ses résultats sont éloquents. « Les journalistes ayant pris part à la consultation déclarent un vote beaucoup plus marqué à gauche que le corps électoral français », constate Jean-Daniel Lévy. En tête, François Hollande – comme au premier tour, mais avec 10 points de plus que les Français ne lui en ont accordé. Le deuxième ? Jean-Luc Mélenchon (+ 8 points), devant Nicolas Sarkozy ( – 9). Marine Le Pen n’arrive qu’en sixième position, avec 3 %, soit six fois moins que le 22 avril. Hollande recueille 74 % des suffrages au second tour.
Cent cinq journalistes ne forment qu’un mince échantillon et l’on pourrait contester ces résultats si d’autres enquêtes, plus anciennes, n’allaient dans le même sens. Par exemple, le sondage réalisé par l’Ifop pour l’hebdomadaire Marianne en avril 2001, avant une autre élection présidentielle. À l’époque, 63 % des journalistes consultés avaient l’intention de voter à gauche (dont 32 % pour Lionel Jospin, qui fut éliminé dès le premier tour). La droite ne recueillait que 6 % des voix, les autres ne se prononçant pas. « Il faudrait être quelque peu naïf, après cela, pour s’étonner du fossé abyssal qui se creuse entre la caste journalistique et la population », concluait l’auteur de l’article, Philippe Cohen.

Les simulations électorales réalisées cette année dans plusieurs écoles de journalisme sont elles aussi intéressantes. Au Centre de formation des journalistes (CFJ), les étudiants de première année ont choisi, dans l’ordre : Hollande, Mélenchon, Bayrou. À l’École supérieure de journalisme (ESJ) de Lille : Hollande, Mélenchon, Joly. Au Celsa : Hollande, Mélenchon, Sarkozy et Bayrou (troisièmes ex æquo). La droite est éliminée dès le premier tour.
Directeur du CFJ depuis 2008 (et bientôt de Reporters sans frontières), Christophe Deloire souligne que ces consultations concernent moins de cinquante étudiants – l’effectif moyen d’une pro motion de ces écoles. « J’ai su, ajoute-t-il, que certains élèves avaient voté Sarkozy le jour de l’élection alors qu’ils avaient voté blanc à l’école. » Il rappelle aussi que « les étudiants en France sont assez largement de gauche » : ceux des écoles de journalisme ne se distinguent pas de leurs condisciples. Reste qu’ils se distinguent des Français quand ils en sont sortis.

Les élections professionnelles en fournissent un autre indice. Les dernières ont eu lieu en juin. Le Syndicat national des journalistes (SNJ) a recueilli la majorité absolue des suffrages (51,3 %), devant la CGT et la CFDT. Or, même si ce ne fut pas toujours le cas, ses prises de position classent aujourd’hui le SNJ nettement à gauche : il figure parmi les fondateurs de l’Union syndicale Solidaires, adepte d’un « syndicalisme de luttes ». « Les salariés, les chômeurs, les retraités n’ont pas à faire les frais du désastre économique et social dans lequel nous ont plongés les politiques néolibérales et les marchés financiers », pouvait-on lire en janvier dans un communiqué de Solidaires, relayé par le SNJ sur son site.

À cette inclination pour la gauche, on peut trouver des raisons historiques et générationnelles – au moins jusqu’au début des années 2000. « L’histoire de la presse française n’est faite que de jeunes qui ont tâté de la politique et qui ont pour politique suivi dans le journalisme, expliquait en 2002 un journaliste du Monde cité dans un livre de Christophe Nick, les Trots kistes (Fayard). De 1960 à 1980, les militants étaient tous à l’extrême gauche. À une certaine époque, chaque groupuscule avait son quotidien ou son hebdomadaire. Des centaines de journalistes se sont ainsi formés sur le tas », avant d’être accueillis au sein d’autres rédactions, celle de Libération d’abord, puis du Monde – entre autres.
Ce n’est pas le résultat d’une stratégie d’entrisme, expliquait un ancien de la LCR et de Libé, Basile Karlinsky : « La réalité, c’est que le trotskisme, sans le vouloir ni le savoir, a réussi à être une (pas trop mauvaise) école de journalisme. » Parce qu’ils avaient dans leur bagage politique trois outils très efficaces pour s’imposer au sein des rédactions : « une appréhension intellectuelle du monde », le sens de l’organisation et « le goût du pouvoir symbolique », soulignait Yves Roucaute dans Splendeurs et Misères des journalistes (Calmann-Lévy). Cette génération, qui avait 20 ans en 1968, est en train de passer la main, mais elle a fait école en faisant carrière sans rien abdiquer de ses convictions libertaires.

D’autres complètent cette approche historique par des éléments sociologiques et culturels. « Les journalistes se rapprochent des catégories sociales et intellectuelles les plus intégrées à la culture de gauche, les enseignants et les chercheurs », note le politologue Roland Cayrol dans la revue Médias. « Les étudiants qui présentent notre concours sont, pour beaucoup, issus de cursus d’histoire, de lettres, de sciences politiques. Des catégories sociales plutôt orientées à gauche », constate Christophe Deloire, du CFJ. Ce que confirment diverses enquêtes parues sur les étudiants de Sciences Po – dont beaucoup deviennent journalistes.
« La sensibilité politique des étudiants de Sciences Po se situe assez nettement dans le camp de la gauche. Ce positionnement s’accompagne d’un répertoire de valeurs privilégiant l’universalité, le libéralisme culturel, ainsi que la tolérance et l’ouverture aux autres », écrivait la sociologue Anne Muxel en 2004. Le règne de Richard Descoings n’y a évidemment rien changé. Les étudiants de Science Po ont, eux aussi, organisé une simulation électorale avant la présidentielle : François Hollande devance Nicolas Sarkozy de douze points au premier tour et l’écrase au second avec 63,6 %des voix.
En France, « les grands journalistes sont souvent issus des mêmes écoles que beaucoup de responsables gouvernementaux », remarquait l’ambassade des États-Unis dans une dépêche diplomatique révélée par WikiLeaks. « S’il y a une homogénéité du milieu, au niveau des dirigeants, c’est pour des raisons internes de formation, d’éducation, de milieu social, de mode de vie », avançait Régis Debray, en 2005, dans la revue Médias. Cette connivence intellectuelle favorise la diffusion d’un credo qu’on ne peut discuter sans risquer l’excommunication – comme l’a montré la condamnation d’Éric Zemmour. Laurent Fabius en a résumé les articles d’une formule éclairante : « La politique est une éthique, les droits de l’homme sont la jeunesse du monde et l’antiracisme est l’âme de la France. »

Nul ne conteste que « les droits de l’homme, dans leur acception classique, demeurent un appréciable instrument de lutte contre l’arbitraire des pouvoirs », écrit Élisabeth Lévy dans les Maîtres censeurs. Mais leur manipulation par des minorités réputées opprimées (culturelles, sexuelles, ethniques) menace d’éclatement une société privée de transcendance. « Voué au ministère des justes causes et des bons sentiments, le “machiavélisme du bien” [selon l’expression du philosophe Marcel Gauchet] n’en est pas moins un machiavélisme », conclut Élisabeth Lévy. Et, serait-on tenté d’ajouter, un manichéisme auquel la droite s’est soumise de peur d’être rejetée dans le camp du mal. Une nouvelle illustration en est fournie par la polémique sur la “droitisation” de l’UMP, récusée par d’ex-ministres de Nicolas Sarkozy. Pourtant, la droite ferait bien de méditer cette réflexion : « Les valeurs défendues par l’intelligentsia exercent un ascendant sur toute la société. L’enseignement, la culture ou l’information ne sont jamais neutres », rappelle Jean Sévillia, écrivain et journaliste. À l’inverse, « la gauche valorise le combat politique et la controverse intellectuelle – donc le journalisme – tandis que la droite a déserté le champ des idées pour les métiers de la finance. Les valeurs d’argent l’ont emporté sur le bien commun, l’esprit bourgeois a eu raison des idéaux », analyse le journaliste Marc Baudriller, auteur des Réseaux cathos (Robert Laffont).

Où l’on voit qu’il est nécessaire à la droite, pour reconquérir le terrain des idées, non seulement de ferrailler contre la gauche mais de batailler aussi contre la tentation de sérieux qui l’a gagnée. En opposant à l’esprit bourgeois (bohème ou non) cet “esprit français” que la bienséance commandait autrefois d’opposer aux fâcheux ? C’est le remède que préconisait le philosophe Philippe Muray et qu’appliquent certains humoristes – ceux qu’on n’entend pas souvent sur le service public.
« Comment se fait-il que, quand l’Europe de l’Est s’est libérée, tous les gens n’aient pas foncé vers l’est ? », demande Gaspard Proust. Une question à soumettre aux étudiants en journalisme. 

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